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Pour notre première exploration a sonné, nous avons fait le choix d'explorer Loos-en-Gohelle, petite ville du Bassin Minier dans le Pas-de-Calais. Mais pourquoi donc cette petite bourgade ? Parce que ce qu’on en raconte a éveillé notre curiosité.

 

Depuis quelques années, la ville de Loos-en-Gohelle a gagné la réputation de « Ville pilote du développement durable » pour son exemplarité en matière de transition écologique et de démocratie contributive. Nombreux sont les reportages et documentaires vantant son « éco-pôle », son travail de préservation de la biodiversité sur les terrils (ces fameuses collines noires de résidus miniers), le dynamisme de la vie associative ou encore le développement des démarches écologiques « citoyennes » (bacs de comestibles en libre-service, recyclage du marc de café en fertilisant, conversion de parcelles en agriculture biologique…). A première vue, la participation active des habitants et le volontarisme du maire, Jean-François Caron, ont joué un rôle essentiel dans l’histoire de cette transformation.

 

Vous avez dit « participation », « vivre-ensemble » et « transition écologique » ? Nos oreilles se sont tendues, à l’affût d’indices pour mieux comprendre ce qui apparaît comme un conte de fées. Comment les habitants d’une ville populaire, entièrement sculptée par son histoire minière, ont-ils su se relever après l’effondrement de l’industrie charbonnière et la fin du système paternaliste, avec l’envie de s’engager dans la construction d’un projet commun pour l’avenir ? C’est ce que nous avons voulu mieux comprendre en allant à Loos-en-Gohelle.

Loos-en-Gohelle.

Loos-en-Gohelle compte au début du 19ème siècle environ 900 habitants et vit principalement de l’agriculture. Elle connaît ensuite une transformation profonde avec plus d’un siècle d’exploitation minière. Aujourd’hui encore, l’organisation territoriale rappelle l’histoire minière de Loos-en-Gohelle. Au 19ème siècle, les Compagnies minières construisent en effet leurs propres cités ouvrières, qui organisent la vie des mineurs et de leurs familles autour des puits : ce sont les fameux « corons » rendus célèbres par Pierre Bachelet. Certaines cités (en bleu foncé) se retrouvent par conséquent très éloignées du centre historique de la ville (en orange). Ceci explique que la ville est actuellement divisée en trois parties : le centre-ville, les quartiers périphériques et, entre les deux, la zone de la Base 11/19 (dont nous vous reparlerons un peu plus loin).

 

Dans les années soixante, la ville compte près de 8 000 habitants, dont 5 000 mineurs qui descendent quotidiennement dans les puits. Puis, progressivement, les activités minières cessent, jusqu’à la fermeture du dernier puits en 1986. La ville est ensuite marquée par une politique volontariste de transition écologique, menée en tête de file par le maire, Jean-François Caron, qui semble être une figure clé de cette tentative de reconversion.

Carte de Loos-en-Gohelle

1. L’art pour créer de la convivialité et des souvenirs communs

L’implantation de Culture Commune sur la Base 11/19

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Nous vous proposons de commencer l’exploration de la ville par la fabrique théâtrale Culture Commune. Quand les puits 11 et 19 ferment en 1986, Jean-François Caron et de nombreuses familles de mineurs se battent pour que la base d’extraction et ses terrils – les plus hauts d’Europe – ne soient pas rasés. Rachetée pour un franc symbolique à la société charbonnière (les Houillères du Nord-Pas-de-Calais), la Base 11/19 est devenue un véritable symbole de la reconversion loosoise.

 

Les deux premières associations à s’être installées sur le site réaffecté, en 1998, laissent déjà entrevoir les deux piliers de cette reconversion, auquel s’ajoutera l’économie en 2005 :

 

  • # L’écologie : « La Chaîne des terrils » préserve et valorise le patrimoine naturel et historique du bassin minier, car les terrils ne sont pas seulement des reliques de l’époque du charbon : ils ont été peu à peu conquis par une biodiversité très particulière. Le schiste noir de ces résidus miniers amoncelés verdit peu à peu…

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  • # La culture : Installée dans l’ancienne salle des pendus, là où les mineurs descendaient au fond, « Culture Commune » est à la fois une scène nationale pluridisciplinaire et une « fabrique théâtrale », c’est-à-dire un lieu de création artistique et culturelle qui se veut ancré sur le territoire pour répondre à des problématiques locales de société.

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Objectif : travailler sur la mémoire et permettre d’imaginer un nouvel avenir commun

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Lors de la création de Culture Commune en 1990, sa fondatrice Chantal Lamarre, sociologue de formation, a pensé le lieu comme un levier de transformation de ce territoire « en crise ». Alors que la vie des mineurs se trouve bouleversée suite à la fermeture des mines, l’objectif est de mettre la culture au service des habitants, comme moyen de valoriser l’histoire locale et participer à la création d’un nouvel avenir commun.

 

L’implantation de la fabrique théâtrale sur la Base 11/19 en 1998 apparaît comme un choix évident pour travailler sur la mémoire et la transition de la ville. Selon la Secrétaire générale de Culture Commune, il s’agissait de « créer des souvenirs ensemble qui ne soient pas que des souvenirs de la mine », de « créer une nouvelle histoire, de permettre une transition vers un autre monde, une autre vie ». L’objectif n’a pas évolué depuis.

 

 

Sortir du théâtre pour aller chercher la culture dans la rue

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Pour que la culture devienne un levier de transformation sociale, la première étape a consisté à la faire sortir des lieux de création et de représentation institutionnels. Dans le bassin minier, la plupart des habitants n’avaient en effet jamais eu l’occasion de sortir « au théâtre ». Dans le cadre du système paternaliste, les sociétés charbonnières s’occupaient d’organiser de nombreux aspects de la vie des mineurs, dont les loisirs, qui étaient alors principalement centrés sur le javelot et la colombophilie.

 

Pour Culture Commune, s’installer sur la Base 11/19 permettait de sortir des lieux classiques de représentation artistique. Cependant, cela n’a pas suffit à faire venir les habitants, d’autant plus que l’ancien site industriel a longtemps été interdit aux personnes ne travaillant pas dans les mines. Il a donc fallu développer des « stratégies pour que les gens investissent ce lieu ». Le prix des spectacles varie de 0 à 12 euros et un système de navettes ou de covoiturage a été mis en place pour faciliter le déplacement des habitants.

 

Par ailleurs, les arts de la rue et les spectacles participatifs ont largement été utilisés. En partenariat avec une quarantaine de communes et d’intercommunalités (notamment grâce à son statut de scène nationale), Culture Commune organise de nombreux spectacles et festivals sur l’ensemble du bassin minier – spectacles qui se veulent ancrés dans le quotidien des habitants, dans la rue ou sur de petites scènes locales. La programmation comporte souvent des formes de culture anciennes ou populaires, comme le cirque, la kermesse, les feux de camp ou plus récemment des ateliers de cuisine théâtralisés.  Selon un des médiateurs culturels de la fabrique théâtrale, ces spectacles de rue permettent par ailleurs de créer de la convivialité dans l’espace public, donc du lien et des souvenirs communs. Il suppose que c’est le « regard tendre » que les habitants portent sur ces pratiques anciennes qui suscite une participation large. Pour lui, « le faire ensemble peut permettre de briser des murs ».

 

Le but de la fabrique théâtrale n’est nullement d’« apporter de la culture » aux habitants, dans une logique d’éducation artistique. Les arts de rue et les spectacles populaires sont pensés comme une manière de « faire tomber les barrières culturelles, revenir à quelque chose de plus proche de la population que l’art contemporain » auquel il faut souvent avoir été initié pour en détenir les clefs de compréhension. Il s’agit plutôt de donner à voir la réalité d’une autre manière… de valoriser la culture locale grâce à des œuvres artistiques et culturelles (ce qui interroge sur les deux sens du terme « culture » en français). Selon Chantal Lamarre, « l’idée n’est pas d’amener une culture descendante, mais plutôt de partir des gens, proposer des rencontres avec des artistes, créer l’envie de voir, de comprendre, de pratiquer. Que les personnes du territoire s’emparent de ces pratiques, les enrichissent d’un contenu qui est le leur. On est devenu des pros du porte-à-porte » (1).

 

En partenariat avec la compagnie de théâtre HVDZ, en résidence permanente sur la Base 11/19, l’équipe de Culture Commune a ainsi développé un travail de création participative, avec et pour les habitants, en allant à leur rencontre. HVDZ récolte leur parole et la transforme en œuvre artistique.  Comme l’indique le site internet de Culture Commune : « Depuis plus de dix ans, la compagnie HVDZ sillonne les quartiers et les villages de France, frappe aux portes, rencontre les habitants, collecte la parole ou des images, filme, danse dans les rues, les écoles ou les places publiques, implique, fait jouer, déclamer, bouger, s’exprimer » (2). En 2016, la compagnie a par exemple co-organisé le projet « Ici et là » qui combine des rencontres avec les habitants du bassin minier, un film-spectacle issu de ces rencontres et une randonnée sur les terrils ponctuée de saynètes théâtrales pour valoriser le patrimoine et la mémoire locale. Selon la Secrétaire générale de Culture Commune, « les gens ont besoin de se voir et de voir une image positive d’eux-mêmes, à la fois brute et bienveillante ». Comme nous le verrons dans le chapitre suivant, donner la parole à des gens « ordinaires » et valoriser l’histoire de leur vie constitue un acte politique qui peut (re)générer des forces sociales, tant au niveau individuel que collectif. Finalement, l’enjeu n’est donc pas tant de faire sortir la culture du théâtre que d’aller la chercher ou de la créer là où les gens habitent.

 

Cependant, la programmation de spectacles participatifs reste une exception car, même si elle interroge les envies des habitants, Culture Commune ne crée pas de spectacles à proprement parler : il s’agit d’une scène nationale qui accueille des artistes en résidence et achète des droits de sessions à des compagnies à partir desquelles elle organise une programmation culturelle. La plupart des compagnies ne s’inscrivent pas dans des démarches participatives (et même les spectacles dits participatifs ne le sont pas toujours entièrement). Ainsi, la mission des médiateurs culturels de la fabrique ne consiste pas accompagner les habitants dans la création de leur propres œuvres, mais à « lutter à des formes d’empêchement d’accès à la culture » et « rendre légitimes [les habitants] aux arts qu'[elle] propose ». On peut donc s’interroger sur si cela ne consiste pas, dans une certaine mesure, à vouloir apporter une certaine vision de la culture aux habitants du territoire.

 

Par ailleurs, un spectateur très engagé dans l’éducation populaire nous a fait part des limites qu’il voyait dans les spectacles participatifs proposés par Culture Commune. Selon lui, les veillées de théâtre, son et lumière visant à valoriser les récits de vie collectés ne seraient finalement que peu « accessibles » pour les spectateurs et notamment pour ceux dont les histoires de vie sont intégrées aux spectacles. De plus, la transformation des récits de vie sous forme esthétique très contemporaine leur ferait perdre leur force politique, donc leur potentiel de transformation sociale. Mais quoiqu’il en soit, l’objectif de Culture Commune ne semble pas être d’avoir un véritable pouvoir de transformation politique. Comme son nom l’indique, la fabrique théâtrale utilise avant tout l’art pour créer du lien entre les habitants et des souvenirs communs, vécus à l’occasion de spectacles et de festivals.

 

 

L’art comme outil de médiation sociale

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Depuis peu, Culture Commune a ouvert une annexe au sein de l’ancienne Cité minière des Provinces, à Lens. Bien que ce quartier soit situé juste à côté de la Base 11/19, les habitants ne font pas la démarche de rentrer sur l’ancien site industriel. Culture Commune vient donc d’y ouvrir une « Maison des Artistes et des Citoyens » qui se veut être un lieu ouvert d’échanges et d’accueil d’artistes en résidence. L’équipe espère ainsi relayer sa programmation plus largement auprès des habitants, mais aussi renforcer son impact social.

 

Mais ce n’est pas le seul objectif de cette initiative : au-delà de son rôle de médiation culturelle habituel, Culture Comme a endosser le rôle de médiateur social dans cette cité, à travers l’outil artistique. Le local des la Maison des Artistes et des Citoyens a en effet été mis à disposition par le bailleur social Sia Habitat qui souhaite « redynamiser la vie du quartier » au service du « bien vivre-ensemble » (3). Concrètement, Culture Commune développe des projets de médiation socio-culturelle pour apaiser les relations de voisinage et sensibiliser à l’éco-citoyenneté, mais aussi pour améliorer les rapports des habitants avec le bailleur social lui-même. Sia Habitat a en effet été critiqué dans cette cité où la rénovation urbaine a été mal accueillie par les locataires, notamment du fait de déménagements temporaires imposés et des travaux parfois perçus comme un « viol » de l’espace intime des habitants. Ainsi, Culture Commune a proposé un projet de médiation socio-culturelle autour des Padox, des marionnettes animées qui errent dans la Cité pendant le temps des travaux et qui reproduisent ensuite ce qu’elles ont observé par mimétisme, « avec maladresse et poésie ».

 

Reconnue par les pouvoirs publics comme un partenaire à part entière, Culture Commune est ainsi désormais sollicitée pour des services d’accompagnement artistique et culturel dans le cadre de transformations urbaines. Si les objectifs d’améliorer le vivre-ensemble et de sensibiliser aux pratiques écologiques sont tout à fait louables, un bémol mérite d’être signalé : ce type de commande peut présenter un risque d’instrumentalisation de la pratique artistique dans un but de maintien de l’ordre social.

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Le mot de la fin : Culture commune pour des cultures plurielles

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Avec Culture Commune, nous avons découvert comment l’art peut se mettre au service des habitants et des acteurs locaux : les récits de vie et les situations sociales génèrent des créations artistiques, qui influent elles-mêmes sur la perception des habitants de ces situations sociales, voire leur comportement. La médiation culturelle menée par l’association ne s’inscrit pas dans l’objectif dans un objectif de « démocratisation de l’art pour l’art » : il s’agit d’utiliser l’art pour améliorer le vivre-ensemble en se plaçant en tant que « passeurs » entre les habitants, entre eux et les acteurs institutionnels, entre la mémoire et la vision de l’avenir.

 

Pour nous qui découvrons le secteur culturel, il nous a semblé qu’il y avait là, un enjeu profondément démocratique. Pour éclairer cela, il faut remonter 50 ans plus tôt…

 

A partir des années 1960, André Malraux initie une politique de démocratisation culturelle passant par « l’accès pour le plus grand nombre aux œuvres capitales de l’humanité » (4). Cette époque connaît l’avènement des Maisons de la Culture. Le but est de mettre les Français en contact direct avec l’art classique et des œuvres réputées élitistes. Loin de toute médiation culturelle, il s’agit de créer une rencontre directe avec l’œuvre, sans risquer « l’appauvrissement de la vulgarisation simplificatrice » (5). Cette vision est restée dans de nombreuses institutions et structures culturelles. Finalement, cette volonté de démocratiser la culture par le haut est-elle si démocratique que cela ? A l’inverse, que veut dire aller chercher la culture dans le quotidien, là où la vie se fabrique ?

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Et puis, que signifie « mettre la culture au service de la transformation d’un territoire » ? A partir de quand l’art peut-il véritablement servir les habitants, au-delà du rôle de divertissement et en évitant tout risque d’instrumentalisation ?

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Ce sont des questions que nous avons commencé à nous poser à Loos-en-Gohelle. La culture rassemble ou clive. On ne lui attribue pas la même signification selon les époques, les individus, les cultures. La fabrique théâtrale de la Base 11/19 mélange des cultures plurielles, des regards, des postures, brouille les pistes d’une définition qui serait figée de l’art et invite les habitants à construire une culture partagée, qui n’est autre que la construction de souvenirs communs, et pourtant si singuliers pour chacun.

 

Parce que ces quelques lignes ne sont qu’un balbutiement des multiples questions que nous nous posons, nous reviendrons bientôt (dans un article spécifique) sur le lien entre art, culture et démocratie, afin d’éclairer davantage ces liens, convergences, paradoxes et divergences et de partager avec vous les réflexions qui peuplent notre périple.

La mise en récit : un outil politique

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La mise en récit n’est pas un procédé uniquement utilisé par Culture Commune et HVDZ : nous nous sommes rapidement aperçu que cette démarche occupait une place centrale dans la stratégie politique de la municipalité.

 

Prenons par exemple la Base 11/19 : il s’agit à la fois d’un symbole pour Culture Commune et pour la Ville. Hébergeant désormais un éco-pôle (6) aux côtés de l’association créée par le Maire en 1987 pour protéger les terrils (la Chaîne des Terrils) et de Culture Commune, cet espace est au cœur du récit porté par la municipalité sur la transformation du territoire en « ville pilote du développement durable » (bien que son ancrage territoriale soit discutable).

 

Tant pour Culture Commune que pour la Mairie, la mise en récit est un outil éminemment politique, autant pour raconter le passé, le présent ou le futur. Elle est considérée par la municipalité comme une stratégie de conduite du changement qui consiste à « mettre en narration une série d’événements et de phénomènes auxquels on s’attache à donner ou redonner sens » (7). En 2013, un agent « chargé de récit », depuis devenu directeur de cabinet, a été missionné pour développer cette stratégie. Sa mission a abouti en 2015 à la publication du livre « Loos-en-Gohelle, ville pilote du développement durable », sur la base d’une large collecte de récits de vie.

 

A partir de notre expérience, de nos interviews et de nos lectures, nous avons identifié cinq fonctions possibles de la mise en récit à Loos-en-Gohelle :

# Légitimer le projet politique
# Idéaliser l’histoire pour inspirer
# Déclencher le processus de résilience
# Renforcer le pouvoir d’agir des habitants
# Refonder la démocratie

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Les fonctions politiques de la mise en récit

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1 – Légitimer le projet politique

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Le récit systématiquement développé dans les discours municipaux promeut le développement durable comme solution globale et pragmatique sur un territoire « en crise ». Il permet de légitimer un projet politique en l’inscrivant dans une histoire qui donne envie : un avenir vert et fleurissant par rapport à un terrible passé. Il permet également de légitimer une trajectoire de long-terme, ne portant pas ses fruits de suite, tant auprès des habitants qu’auprès des observateurs extérieurs.

 

Dans son effort de mise en récit, l’équipe municipale tente d’apporter du sens et de la crédibilité scientifique à l’expérience de Loos-en-Gohelle. L’équipe municipale a formalisé ainsi sa « méthode de conduite de la transition écologique et sociale » en 2013. Le « code source » identifié repose sur le partage de valeurs communes et s’articulerait autour de quatre piliers :

# l’écoute et l’implication des habitants,
# la pensée systémique et transversale du local au global,
# l’art et la culture pour forger une vision commune et des objectifs de long terme,
# l’entrée par le réel et l’expérimentation de terrain.

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2 – Idéaliser l’histoire pour inspirer

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« Parallèlement à cette démonstration, le récit consiste en la formalisation, dans un format accessible au plus grand nombre, d’un cadre intelligible de compréhension et d’appropriation du projet de ville. C’est une pédagogie. Le récit se base sur le réel et rend l’expérience appropriable » (7). L’histoire de la transition est donc souvent présentée par la municipalité de manière stylisée, quelque peu exagérée : « Il y a vingt ans, ces lieux étaient une friche abandonnée, sujette au vandalisme d’une jeunesse désœuvrée. C’est maintenant un fleuron patrimonial, économique et écologique » (8). Ou encore : « La mutation des politiques publiques des trente dernières années est en effet radicale dans le sens où elle touche la totalité des compartiments de la vie quotidienne. Mais le changement a été progressif, chaque décision venant invariablement répondre à un besoin identifié par les habitants eux-mêmes » (8). Evidemment, la réalité est plus complexe, ce qui la rend plus difficile à saisir (mais aussi plus riche).

 

Certes, l’héroïsation de Jean-François Caron agace plus d’un habitant (« Attention au mythe des héros où l’on ne montre jamais comment le héros a été entouré. ») et l’idéalisation de l’expérience de Loos-en-Gohelle porte en elle les germes de la déception de ses visiteurs, comme nous avons pu l’être dans une certaine mesure. Elle a néanmoins un mérite : celui de hisser au rang de modèle un exemple concret de transition de territoire populaire, pouvant ainsi inspirer d’autres villes, dans le Bassin ou à l’étranger. Ainsi, la Mairie a souhaité, à travers la publication de Loos-en-Gohelle, ville pilote du développement durable, « donner de l’espoir, partager de l’expérience », « montrer que Loos-en-Gohelle est une ville où il fait bon vivre » et « mettre à l’honneur la possibilité de résilience d’une population » (7).

 

La narration idéalisée de la transformation de la ville a par ailleurs un caractère performatif : elle participe à son auto-réalisation. Le récit serait ainsi une étape elle-même charnière du processus de transition. A titre d’exemple, la visite des chefs d’Etat qui aurait dû avoir lieu pendant la COP21, organisée en raison de la médiatisation de l’histoire de Loos-en-Gohelle, aurait permis à la ville de rayonner à l’international, attirant de nouvelles activités économiques, elles-mêmes participant à la réalisation de l’idéal avancé dans le récit. Comme le rappelle le Directeur de cabinet, St Exupéry écrivait : « Si tu veux construire un bateau, fais naitre dans le cœur de tes hommes et femmes le désir de la mer ».

 

Cependant, malgré l’intérêt porté par les élus voisins, l’expérience de Loos-en-Gohelle n’a pas encore essaimé dans la région.

Les fonctions sociales et démocratiques de la mise en récit

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3 – Déclencher le processus de résilience

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Les événements culturels locaux ont joué un rôle actif dans la création et l’appropriation collective du récit de transition par la population elle-même. Depuis 30 ans, la municipalité et Culture Commune (notamment avec HVDZ) organisent des « spectacles narratifs » participatifs et conviviaux dans le but de valoriser la mémoire du territoire et de redonner confiance et fierté aux habitants. En outre, le festival annuel des Gohelliades, né en 1984, a pour objectif de mettre en lumière les savoir-faire locaux et l’identité culturelle locale.

En produisant du sens commun concernant le passé, le présent et le futur de la ville, ces mises en récit ont pu favoriser le processus de résilience du territoire, contribuant à « faire d’un espace stérile quelque chose de vivant », tout comme la biodiversité a reconquis les terrils. On peut y voir une dimension quasi-thérapeutique. Cette hypothèse gagnerait à être étayée, bien que ce soit difficile de construire des indicateurs mesurables sur de tels sujets.

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4 – Renforcer le pouvoir d’agir des habitants

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En produisant du sens commun, la mise en récit permettrait non seulement de déclencher des processus de résilience, mais aussi de redonner du pouvoir d’agir aux habitants. Par le biais des spectacles participatifs, les Loosois deviennent « habitants-acteurs de leur histoire », selon l’expression de Jean-François Caron. Et par le biais de ses communications, la Mairie souhaite que chacun comprenne la trajectoire de la ville, se positionne et fasse des choix en tant que citoyen averti. Selon le directeur de cabinet, la mise en récit produit « un cadre dans lequel chacun peut se sentir libre – ou pas – d’agir ». « Elle ne dit pas comment agir ou comment faire, mais elle donne envie d’agir » (7). Selon lui, ce n’est ni du marketing, ni du story-telling, mais une mise en trajectoire visant à donner envie aux citoyens de prendre part.

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5 – Refonder la démocratie

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La mise en récit du projet politique et de la vie des habitants contribuerait même à refonder la démocratie, à la fois en tant que système représentatif et forme sensible de société.

 

D’une part, la valorisation des récits de vie de gens « ordinaires » leur permet d’exister aux yeux de tous. Selon Pierre Rosanvallon (9), donner la parole au citoyen lambda consiste à « valoriser les expériences positives qui jalonnent la vie de chacun » et « donner de la consistance aux existences individuelles ». En outre, cela contribue à mettre en lumière des communautés de personnes partageant les mêmes épreuves, ambitions, expériences, parcours ou préoccupations, au-delà des catégories sociales préconçues et des identités apparentes (professionnelles, ethniques, familiales ou sexuelles). En permettant d’exprimer la complexité et la singularité des vies de chacun et de chacune, la mise en récit contribue à nourrir la démocratie. Elle peut ainsi offrir des clefs de compréhension de la réalité de terrain aux politiques.

 

D’autre part, dans un contexte de crise démocratique dans lequel les citoyens estiment ne plus être correctement représentés, la mise en récit du projet politique des élus peut en  améliorer sa compréhension, donc la transparence et la lisibilité de l’action publique.

 

Le récit pourrait ainsi contribuer à une meilleure compréhension des besoins et aspirations des citoyens par les politiques, et du projet politique par les citoyens. Toutefois, ces suppositions théoriques mériteraient d’être vérifiées et évaluées de manière plus tangible.

 

 

Le mot de la fin : quand la mise en récit vient troubler ou éclairer le réel

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Si la mise en récit du projet de transition écologique à Loos-en-Gohelle nous est apparue quelque peu enjoliveuse, elle comporte de nombreuses vertus. Le récit peut inspirer en rendant intelligibles des choix politiques et renforcer le pouvoir d’agir des habitants en leur permettant de s’exprimer et de se réapproprier leur histoire sur la place publique. Le décalage entre la simplicité et la beauté d’un récit et la complexité du réel peut être déroutante. C’est en tout cas ce que l’on a vécu à notre arrivée dans cette petite ville du Nord-Pas-de-Calais. Cependant, à y regarder de plus près, nous étions loin d’une démarche de marketing ou de greenwashing. Il nous a semblé que le caractère performatif de la mise en récit était un levier indéniable de transformation. Elle n’en reste pas moins un outil, qui doit prouver sa légitimité à travers la manière dont il est mis en œuvre. On peut construire un très beau récit autour de la mise en récit et de son utilité. L’enjeu réside dans la capacité du récit à faire émerger la parole des citoyens afin qu’il ne soit pas hors sol mais fasse écho à une réalité, un futur non pas fantasmé mais possible.

2. La mise en récit au service de la démocratie ?

3. La démocrate participative sur un territoire populaire

Enfant du pays dont le 3ème mandat est en cours, Jean-François Caron a succédé à son père, Marcel Caron, élu en 1977, lui-même succédant à son père. On peut voir dans cette saga familiale les scories de la culture minière paternaliste, dans laquelle les sociétés charbonnières prenaient tout en charge (travail, logement, les activités sportives et culturelles, équipements publics, etc.) (10). Fort d’un passé associatif local et de son histoire familiale, Jean-François Caron arrive avec des idées novatrices et un projet politique affirmé pour Loos-en-Gohelle. Entre volontarisme politique et culture paternaliste, l’idée d’une démocratie participative ne coulait donc pas de source à Loos-en-Gohelle ! Pourtant, c’est le pari qu’a lancé Jean-François Caron.

 

Au chapitre précédent, nous avons vu que le développement d’une « démocratie narrative » permettait en partie de répondre à ce paradoxe. Mais la mise en récit ne fait pas tout ! La participation active des habitants est considérée par la Mairie comme un « gage de durabilité », « au fondement de l’action ». Les bénéfices décrits sont multiples : intelligence collective, légitimation de l’arbitrage politique, adaptation aux besoins réels, création de lien social et de « sens commun » (11). Pour Jean-François Caron, faire participer la population est essentiel pour rendre les habitants acteurs de leur vie et de leur ville, sur ce territoire touché par la désindustrialisation et le chômage. « Pour nous, c’est même une thérapie ». Une manière de tourner le dos aux habitudes culturelles du passé.

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Quels dispositifs pour impliquer les habitants ?

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Pour impliquer les habitants, la Ville utilise à la fois des méthodes classiques de concertation et des méthodes privilégiant l’action concrète et la responsabilisation par le « faire ».

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1-  Méthodes classiques

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En amont des politiques publiques, la Mairie recueille systématiquement les avis des habitants dans une démarche de concertation. Elle organise la co-élaboration des politiques publiques en faisant se confronter des avis contradictoires dans le but d’arriver une décision commune. Les commissions portent sur des thèmes (sécurité routière, cadre de vie…), des zones géographiques de la ville (un quartier, une rue…), des catégories d’usagers (parents d’élèves…) ou des services fournis par la ville (jeunesse, culture…). Le Maire est décrit par ailleurs comme quelqu’un de « très conciliant, très à l’écoute, proche des habitants ».

 

Des moyens particuliers sont dédiés au Quartier Ouest, qui couvre trois anciennes cités minières (Cité 5, Cité Belgique et Cité Bellevue) isolées du centre-ville. Depuis les années 2000, les locataires sociaux constituent la population majoritaire des anciennes cités du Bassin Minier, auparavant réservées aux seuls ayants-droits des mines. Plus d’un tiers de nouveaux arrivants sont demandeurs d’emploi (12). Depuis trois ans, un demi-poste d’agent municipal est dédié à l’animation d’un conseil de quartier, le « groupe du Quartier Ouest », dans le cadre d’un projet de transformation urbaine. Un Conseil Citoyen vient également d’être mis en place, conformément aux nouvelles obligations légales.

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2 - Responsabiliser par le « faire ensemble »

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Mais les dispositifs de participation ne se limitent à pas à la co-élaboration des politiques publiques. Pour mobiliser les habitants le plus largement possible, la Mairie a mis en place des dispositifs de co-production de projets concrets. Le plus abouti se nomme le programme « fifty-fifty » : lorsqu’un groupe d’habitants, une association, une école saisissent la commune pour une action d’amélioration du cadre de vie, la Mairie soutient financièrement et techniquement le projet et la réalisation ou la gestion est effectuée par (ou avec) les demandeurs. Par exemple, si une association souhaite améliorer le fleurissement de sa rue ou repeindre une maison de quartier, elle peut saisir la commune qui lui fournira le matériel nécessaire (jardinières, fleurs, peinture…). L’association aura alors la charge de réaliser le projet et de l’entretenir. C’est une manière concrète de rendre les habitants acteurs.

 

Le programme « fifty-fifty » participe au développement de la vie citoyenne sur la ville, reconnue pour son dynamisme. On dénombre désormais plus d’une centaine d’associations locales pour 7500 habitants. Pour Jean-François Caron, il permet de répondre à une condition essentielle de la démocratie participative : responsabiliser les habitants par le « faire » (le projet ne sera réalisé que s’ils ont la volonté de s’y engager). Pour lui « participation sans responsabilisation, piège à cons ».

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Concilier aspirations des habitants et vision politique

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Les dispositifs incitant à la participation sont donc multiples, mais la ville de Loos-en-Gohelle illustre donc un paradoxe : d’un côté, il y a un projet politique de transition écologique affirmé porté par une équipe municipale volontariste et visionnaire, où le développement durable est une finalité ; de l’autre, il y a la volonté de prendre en considération les aspirations des habitants (13).

 

Ces deux volontés peuvent se rejoindre ou entrer en conflit. Une parole de l’ancienne directrice de cabinet du Maire illustre très bien ce paradoxe : « Lorsque l’on sort d’une réunion et que l’on est arrivé obtenir un accord qui convienne à tout le monde on est content. En même temps, il faut quelques fois prendre des risques. Si vous allez dans le sens du consensus, vous allez être moins innovant en matière de développement durable. Il faut qualifier les gens » (12). Il y a donc un équilibre à trouver entre le fait d’écouter les aspirations des habitants et la nécessité de les convaincre d’agir dans le sens du développement durable comme finalité.

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1 - Là où les aspirations rejoignent le projet politique

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Sur les questions liées à l’aménagement d’espaces verts et à la préservation des espaces agricoles, les démarches en faveur d’un développement durable suscitent l’adhésion des habitants. Cette adhésion provient non pas d’un souci écologiste, mais d’une volonté d’améliorer leur qualité de vie. Il en va de même pour les actions en faveur d’une production agricole locale, et de services de proximité : les habitants sont en demande d’une plus grande proximité des échanges, perçue notamment comme un moyen de maintenir des emplois locaux. Enfin, sur la question de la mobilité, il y a à la fois adhésion et rejet du développement durable comme finalité : les habitants plébiscitent les transports doux, tout en souhaitant le renforcement des infrastructures automobiles (augmentation du nombre de places de stationnement, problème de la saturation des routes, etc.) (14).

 

2 - Là où les aspirations entrent en conflit avec le projet politique

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Au cœur des préoccupations des habitants semblent se trouver la sécurité et la salubrité des logements. Les démarches de développement durable entreprises par la municipalité (tri des déchets, installation de jardinières dans l’espace public, etc.) sont parfois perçues comme non prioritaires. « La Mairie ferait mieux de se concentrer sur… » ceci ou cela. Autre enjeu : il semblerait que les habitants participent davantage lorsque les débats les concernent directement, avec le risque que certains intérêts personnels priment sur l’intérêt général.

 

Les questions du compromis et de la complexité sont donc centrales. Les volontés contradictoires et les paradoxes fourmillent :

  • entre promotion du développement durable comme finalité et aspirations des habitants,

  • au sein des aspirations elles-mêmes,

  • dans les différentes lectures et appropriations de la finalité.

La démocratie se caractérise par un ensemble d’interactions sans cesse changeantes, s’incarnant différemment à différentes échelles, sur différents territoires et différemment suivant les enjeux, les volontés politiques et les aspirations. C’est un exercice concret, une expérimentation permanente.

 

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Des habitants difficiles à mobiliser, notamment sur le quartier Ouest

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Décréter la démocratie participative ne suffit pas. Encore faut-il que les citoyens aient l’envie et le temps de participer. Etant donné la situation géographique et sociale du quartier Ouest, nous avons trouvé particulièrement intéressant de voir comment ses habitants se sont emparés des démarches participatives.

 

En discutant avec deux résidentes et les services municipaux, nous nous sommes rapidement aperçu que très peu d’habitants du quartier Ouest sont impliqués dans les démarches participatives. En 2015, la Mairie a, par exemple, eu beaucoup de difficultés à trouver quatre personnes volontaires pour former le Conseil Citoyen regroupant les trois cités. De même, il y a environ trois ans, une permanence d’élus mensuelle a été remise en place sur le quartier Ouest, avec une rotation dans chacune des trois anciennes cités minières, et la présence des bailleurs sociaux une fois sur deux. Alors qu’on pourrait voir dans la faible fréquence de ces permanences un manque d’intérêt de la Mairie, nous sommes étonnées d’apprendre que les habitants ne se déplacent pas pour rencontrer les élus municipaux : quand le bailleur social n’est pas présent, personne ne vient !

 

Même pour des projets de mise en récit de l’histoire des habitants et de leur quartier, la mobilisation est rare. Par exemple, un spectacle participatif devait être organisé en 2014 sur la friche de l’”entre-deux” pour préfigurer la construction d’un nouvel éco-quartier. Après avoir réalisé des reportages sur la mémoire du quartier Ouest, un scénario devait être construit collectivement pour montrer Loos-en-Gohelle dans 200 ans. Ce projet était ouvert à tous les habitants de la commune, à n’importe quelle étape du projet, en tant que témoin ou acteur. Au total, seule une dizaine de personnes s’est mobilisée.

 

Ainsi, de réelles difficultés se sont révélées à nos yeux en ce qui concerne l’intégration des habitants aux processus décisionnels. Nous n’avons pas pu interroger des habitants d’autres quartiers, mais le Maire reconnaît que la dynamique de participation est retombée depuis ses débuts au début des années 2000.

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Les freins à la participation

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Tout au long de notre exploration, nous avons recueilli des avis très divers et parfois contradictoires concernant les raisons pouvant expliquer la mobilisation moindre de la population, du moins sur le quartier Ouest.

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1 - Trop de participation = moins de participation ?

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Le manque de participation serait-il dû à une trop grande confiance des habitants dans l’équipe municipale ? C’est ce que pense Jean-François Caron qui raconte que la moitié de la ville se déplaçait pour les premières réunions publiques, dans les années 2000. La municipalité ayant depuis systématisé le principe de consultation, les habitants auraient développé une confiance accrue dans le processus de prise de décision, et par conséquent accorderaient de moins en moins d’importance au fait d’aller défendre ses intérêts en personne. Ce qui se solderait par une mobilisation moindre. Paradoxalement, ce serait donc la transparence et la confiance qui tueraient la démocratie participative ! C’est le problème classique théorisé sous le nom du « passage clandestin » : chacun faisant l’hypothèse que son voisin ira défendre leurs intérêts communs et que ceux-ci seront correctement pris en compte, plus personne ne se mobilise.

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2 - Des citoyens découragés ?

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Evidemment, tout n’est pas si simple. Si les habitants ne se mobilisent plus autant, c’est peut-être aussi à cause d’un certain découragement. « Pour que les citoyens prennent au sérieux ce type de procédure, ils doivent être convaincus que leur avis sera pris en compte », explique Loïc Blondiaux, professeur de science politique à l’université Paris I (15). Or, les témoignages que nous avons collectés semblent montrer que sur le Cité Belgique du Quartier Ouest, les habitants ont le sentiment que « la Mairie ne fait rien pour la Cité » ou, en tout cas, qu’« il n’y a pas de suivi ».

 

En outre, une fatigue a pu s’installer au fil des années. Les habitants ont parfois l’impression qu’on leur en demande beaucoup. Participer, ça prend du temps, d’autant plus que ce sont souvent les mêmes qu’on retrouve dans plusieurs instances. Le mécanisme de « fifty-fifty » peut être par ailleurs perçu par les associations comme un désengagement de Mairie sur certains projets.

 

Il est possible que les erreurs de méthode qui ont été commises dans le processus de consultation les premières années aient aussi découragé les habitants. Par exemple, les groupes de citoyens participants aux consultations n’étaient pas forcément représentatifs. L’équipe municipale s’est ensuite aperçue qu’il ne suffisait pas de ne convier que les riverains lors de la construction d’un nouvel équipement public, mais aussi les futurs usagers. Toujours sur la question de la représentativité, les élus de l’opposition pointent également un manque de concertation autour du futur éco-quartier sur le quartier Ouest : « Le maire aurait dû élargir le cercle de réflexion et s’adresser à tous les acteurs locaux » (15).

 

Enfin, les projets participatifs à l’initiative de la Mairie, comme le spectacle sur la friche de l’entre-deux’, semblent perçus par certains habitants comme s’inscrivant dans une « démarche trop descendante » et ne répondant pas vraiment à leurs besoins réels.

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3 - Les restes de la culture paternaliste et le sentiment d’appartenance

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Lors de nos rencontres, l’histoire paternaliste du territoire a souvent été évoquée comme un frein à la participation des habitants. « Tout était fourni. Les gens, en l’échange d’un travail difficile, étaient logés, chauffés, bien payés et divertis ». Cette prise en charge paternaliste aurait laissé une certaine « culture » du laisser-faire, des attentes à l’égard des pouvoirs publics, dont on attendrait une prise en charge sans implication citoyenne. Le Maire explique que « pendant cent-cinquante ans, tout était écrit d’avance, encadré par les houillères. Aujourd’hui, on hérite d’une société qui est assez suiveuse. Cela fait quinze ans qu’on essaie de mettre en place l’idée d’un vivre-ensemble » (16). Débattre, écouter l’autre et faire des compromis s’apprend. C’est toute une culture de la participation qui doit infuser. Un processus long qui n’a pas encore abouti : la plupart des personnes rencontrées dans les commerces du centre-ville ignoraient tout de la démocratie participative dans leur ville, malgré les nombreuses publications municipales sur ce sujet.

 

Malgré l’importance des habitudes culturelles, il nous a semblé que la réalité était plus complexe. Par exemple, une habitante de la Cité Belgique a souligné l’absence d’implication des nouveaux arrivants qui « s’en foutent » car ils n’ont pas d’attachement à la Cité. Au contraire, les mineurs ont tenu un rôle crucial dans les années 90 dans la lutte pour la préservation de la Cité minière. Cet exemple nuance l’idée selon laquelle une histoire marquée par une culture paternaliste brimerait la participation des habitants.

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4 - Le principe de participation des habitants n’est pas une idée partagée

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Pour terminer, il nous paraît important de rappeler que la participation n’est pas forcément une idée partagée. Aujourd’hui, la participation devient parfois une injonction. Un « bon » citoyen serait un citoyen qui participe. Mais comme le dit un très cher ami, « on peut avoir envie de construire non pas un « projet de société » mais un projet de vie et de carrière épanoui chez soi, autour d’une famille ». De même, l’expertise d’usage n’est pas toujours reconnue par les institutions et l’issue des démarches participatives pas toujours perçue comme allant dans le sens de l’intérêt général.

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Le mot de la fin : la démocratie ne se joue pas qu’à l’échelle locale

 

Au-delà des possibles freins à la participation développés précédemment, il en est un peut-être plus puissant que tous : le sentiment que la partie se joue à autre niveau. Malgré de réels efforts municipaux pour systématiser les démarches participatives ainsi qu’un fort volontarisme politique pour mener la transition écologique et sociale de la ville, nous avons en effet l’impression que les habitants se sentent peu en prise avec ce qui a un véritable impact sur leur vie, en premier lieu la situation économique.

 

La ville a gagné la réputation de « ville pilote du développement durable » et rayonne au niveau régional, voire national, mais les bénéfices concrets des politiques locales visant à redynamiser l’économie et l’attractivité de la ville ont du mal à se faire ressentir dans le quotidien des habitants. Si les habitants reconnaissent les bénéfices de ce qu’entreprend la municipalité à un niveau collectif, ils ne voient pas forcément d’impact sur de leur vie quotidienne. « Le travail de mémoire est important, mais ce n’est pas la mémoire qui nous fait vivre. »

 

Comment ne pas se sentir désemparé face aux logiques économiques de la mondialisation et au phénomène de la métropolisation qui vident les petites villes de leurs jeunes, de leur commerces et de leurs entreprises ? Comment ne pas se sentir impuissant lorsque son bar reste vide toute la journée alors qu’une vingtaine d’années auparavant, il ne désemplissait pas ? Comment ne pas se sentir impuissant lorsque se délite la culture locale qui tissait autrefois des liens très forts entre les habitants, alimentait un puissant sentiment d’appartenance au territoire et donnait l’impression aux mineurs d’être utile pour le pays tout entier ?

 

Les réélections de Jean-François Caron en 2008 (82,1%, le record régional) et en 2014 (liste unique) n’a pas empêché pas les électeurs de Loos-en-Gohelle d’avoir voté à plus de 50% pour le Front National aux élections régionales de 2015.

 

La démocratie se joue donc aussi au-delà de la participation à l’échelle locale, car le pouvoir d’agir de la population dépend de sa capacité à maîtriser les forces extérieures s’exerçant sur son territoire, que ce soit dans le domaine politique, économique ou démographique.

Enfant du pays dont le 3ème mandat est en cours, Jean-François Caron a succédé à son père, Marcel Caron, élu en 1977, lui-même succédant à son père. On peut voir dans cette saga familiale les scories de la culture minière paternaliste, dans laquelle les sociétés charbonnières prenaient tout en charge (travail, logement, les activités sportives et culturelles, équipements publics, etc.) (8). Fort d’un passé associatif local et de son histoire familiale, Jean-François Caron arrive avec des idées novatrices et un projet politique affirmé pour Loos-en-Gohelle. Entre volontarisme politique et culture paternaliste, l’idée d’une démocratie participative ne coulait donc pas de source à Loos-en-Gohelle ! Pourtant, c’est le pari qu’a lancé Jean-François Caron.

 

Au chapitre précédent, nous avons vu que le développement d’une « démocratie narrative » permettait en partie de répondre à ce paradoxe. Mais la mise en récit ne fait pas tout ! La participation active des habitants est considérée par la Mairie comme un « gage de durabilité », « au fondement de l’action ». Les bénéfices décrits sont multiples : intelligence collective, légitimation de l’arbitrage politique, adaptation aux besoins réels, création de lien social et de « sens commun » (9). Pour Jean-François Caron, faire participer la population est essentiel pour rendre les habitants acteurs de leur vie et de leur ville, sur ce territoire touché par la désindustrialisation et le chômage. « Pour nous, c’est même une thérapie ». Une manière de tourner le dos aux habitudes culturelles du passé.

Au début de notre exploration, nous nous intéressions plus particulièrement à la place des jeunes dans les dynamiques de démocratie participative. Mais à Loos-en-Gohelle, on n’en a pas croisé beaucoup (mis à part une classe de lycée dans le cadre d'un projet pédagogique très intéressant à Culture Commune). Où étaient-ils donc ? Un quart de la population a moins de 30 ans, mais cette proportion est à la baisse.

 

Quand on en a rencontré au stade, ils nous ont demandé ce qu’on venait faire dans une ville comme Loos-en-Gohelle. L’idée de venir passer deux semaines ici de notre gré leur semblait incongrue.

 

« Il n’y a rien pour les jeunes de 16 à 25 ans à Loos-en-Gohelle », nous a confié un agent municipal. « La jeunesse a du mal à se projeter dans cette ville vieillissante ».

 

Ce n’est pas vraiment étonnant… Le cœur du Bassin Minier présente des taux de chômage supérieurs à 35%, voire 45% pour les 15-24 ans (14).

 

Les jeunes ne semblent pas trouver leur place à Loos-en-Gohelle. A quelques exceptions près, comme la construction d’un skate-park qui a mobilisé une quarantaine de jeunes sur un an, ils s’impliquent peu dans les démarches participatives, les projets de quartiers et les associations.

 

Face à cet enjeu de taille, la municipalité n’a pas encore clairement formalisé de politique jeunesse. Jusqu’à ce jour, la question « jeune » n’avait pas été identifiée comme une question prioritaire. Ce retard est assez étonnant car, pour Jean-François Caron, ce sont les jeunes qui « doivent nous amener ce changement de regard et nous donner envie de construire le nouveau modèle ». Ce sont eux qui ont « le côté spontané » et « un peu fou » nécessaire pour « décaler la pensée » et « grimper les falaises » des défis du 21ème siècle (18). Or, à Loos-en-Gohelle, il est d’autant plus important de donner à la jeunesse les clefs pour sauter dans l’inconnu et construire le monde de demain qu’une grande partie d’entre elle a encore les yeux rivés sur l’époque où les mines garantissaient le plein emploi et dans lequel il était facile de se projeter dans l’avenir – même si de plus en plus se dirigent vers de nouveaux secteurs économiques, comme le numérique culturel et les éco-activités. Cette nostalgie du passé, c’est ce qui explique, selon le Maire, le vote massif des jeunes pour le FN dans la région du Bassin Minier (mais il serait intéressant de vérifier ce que votent les jeunes qui ont accès aux nouveaux métiers). Il espère que l’enthousiasme et les réussites que va générer le nouveau modèle de société vont, à terme, attirer toute la jeunesse.

 

C’est désormais à l’équipe municipale de jouer, dans les limites de ses moyens, pour que cela ne reste pas un vœu pieux ! Pour l’instant, il existe une série de dispositifs mais aucun cadre d’ensemble leur donnant de la cohérence en lien avec le projet politique de la Ville. Les principaux services offerts aux jeunes se résument pour l’heure aux animations du centre de loisirs pour les 12-17 ans, à l’accompagnement des jeunes en difficulté sociale (notamment grâce à des aides du Département) et au Comité Local d’Aide aux Projets coordonné par la mission locale, surtout sollicité par des jeunes déjà autonomes ou suivis par des structures d’insertion professionnelle. Les services municipaux affirment qu’un travail est désormais en cours avec l’élu référent, notamment pour mieux identifier les envies et les besoins des jeunes.

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Conclusion

 

 

Notre exploration de Loos-en-Gohelle nous a fait traverser plusieurs phases. D’abord, nous avons été enthousiasmées et attirées par le récit d’une ville en reconversion depuis 20 ans d’un passé minier vers un futur soutenable. A notre arrivée, la réalité nous est apparue plus terne que le paysage dépeint au cours de nos nombreuses lectures. Mais c’était sans compter sur la richesse qui se cachait en dessous de la couche sous la surface. Les nombreuses questions soulevées lors de cette première exploration sont autant de champs à approfondir lors de la suite de notre exploration ou par d’autres personnes avides de nourrir ces réflexions. Les initiatives citoyennes locales constituent un florilège d’expériences de terrain, où les théories sont mises à l’épreuve du réel, sans cesse questionnées. Nous souhaitons remercier toutes les personnes qui ont accepté d’ouvrir un espace de dialogue avec nous – dialogue ouvert à vos réponses et réactions.

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4. Et les jeunes dans tout ça ?

  1. La Voix du Nord, « La « maman » de Culture Commune raconte 25 ans d’aventures artistiques au cœur du bassin minier » », 02/12/2013

  2. Site internet de Culture Commune : http://www.culturecommune.fr/

  3. Communiqué de presse de Sia Habitat, « Cité des Provinces à Lens : Accompagnement artistique et culturel à la réhabilitation d’un patrimoine classé », 8 décembre 2015

  4. Pierre Moulinier, « Histoire des politiques de “démocratisation culturelle” : La démocratisation culturelle dans tous ses états », Hist. dém. cult, juillet 2012

  5. Augustin Girard, « 1961. Ouverture de la première maison de la culture [archive] », Infolettre no 43, 17 février 1999, ministère de la Culture et de la Communication

  6. A côté de Culture Commune et la Chaîne des Terrils, la Base 11/19 accueille un “éco-pôle” à rayonnement régional, notamment composé du Centre Ressource du Développement Durable (CERDD), du Centre de Création et de Développement des Eco-Entreprises (CD2E) et de sa pépinière d’entreprises, d’un bureau d’études spécialisé dans l’éco-construction, Act Environnement et d’un centre de formation aux métiers du bâtiment de demain.

  7. Document d’évaluation interne à la Mairie sur le projet de récit collaboratif

  8. Philippe Chidani Jacquot et Jean-François Caron, Loos-en-Gohelle : ville pilote du développement durable, ed. Les Petits Matins, 2015

  9. Pierre Rosanvallon, Le Parlement des Invisibles, Seuil, 2013

  10. Les fins observateurs noteront que la salle municipale jouxtant la Mairie porte aussi le nom de “Omer Caron” !

  11. Site internet de Loos-en-Gohelle : http://www.loos-en-gohelle.fr/

  12. Diagnostic territorial du Bassin Minier, Pôle observation-prospective de la Mission du Bassin Minier, mars 2013

  13. L’aspiration est définie comme un processus psychosociologique par lequel un sujet (individu ou groupe) est attiré et poussé vers un objet proche ou lointain, à travers des images, des représentations, des symboles, et qui contribue à définir et à orienter ses projets.

  14. La finalité est un projet ou un ensemble de projets coordonnés constitués en « but final » aux yeux de l’individu ou du groupe social pour lequel il est défini, compris, ressenti, cristallisé en objet social extérieur, et qui, par la puissance d’attraction et d’orientation dont il est chargé, suscite un tropisme de l’individu ou du groupe social considéré, qui tenteront de l’atteindre.

  15. Le développement durable face aux aspirations : Analyse d’écologie sociale, Thèse d’Anne-Sarah Socié sous la direction de Philippe Combessie, soutenue publiquement le 22 septembre 2014, p.223/224

  16. « A Loos-en-Gohelle, les citoyens deviennent acteurs de leur ville », La Croix, 26/01/2016 http://www.la-croix.com/Actualite/France/A-Loos-en-Gohelle-les-citoyens-deviennent-acteurs-de-leur-ville-_NG_-2012-01-26-762502

  17. Diagnostic territorial du Bassin Minier, Pôle observation-prospective de la Mission du Bassin Minier, mars 2013

  18. Interview de Jean-François Caron, 2 mai 2016

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Auteurs : Aurore Bimont et Marie Verrot

Sources

Introduction Loos
Chapitre 1 Loos
Chapitre 2 Loos
Chapitre 3 Loos
Chapitre 4 Loos
Conclusions et Sources Loos
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